Auteur : Anthony FENEUIL

La distinction entre un Coran directement tombé du ciel, ou en tout cas dicté par Dieu à Mahomet et reflétant sans écart sa parole, et une Bible certes divinement inspirée, mais composée par des témoins faillibles, est claire et pédagogique. C’est sans doute pourquoi elle est si souvent mobilisée dans le débat public sur l’islam.

Il n’est pas rare d’entendre un intellectuel déclarer d’un air contrit que si l’islam est moins accommodant que le christianisme avec la démocratie moderne, ce n’est pas faute de bonne volonté de la part des musulmans, mais pour une profonde raison théologique : « pour l’islam, écrivait Rémi Brague en 2008 dans un livre destiné au grand public, le Coran a pour auteur non pas Mahomet, mais Dieu qui le lui a dicté ; Mahomet n’est que le scribe. De même, le véritable auteur du Paradis perdu est Milton, non sa fille à qui, devenu aveugle, il dictait son poème. » Mais si les mots du Coran sont ceux mêmes de Dieu, comment oserait-on les interpréter, les contextualiser, peut-être les relativiser ?

 

On tient alors la clef de l’évolution différenciée du christianisme et de l’islam. Si le christianisme a pu s’accommoder des sociétés démocratiques, nous dit-on, et supporter la mise à distance critique de ses textes fondateurs, leur interprétation historicisée, etc., c’est qu’il avait dès le début refusé d’absolutiser la Bible comme l’islam absolutise le Coran. « Dans le judaïsme et le christianisme, poursuit R. Brague, le livre saint est un livre inspiré, c’est-à-dire écrit, composé, réfléchi par des hommes simplement “aidés” par Dieu, de telle façon qu’ils n’enseignent pas d’erreur sur Sa nature ou Sa volonté. Mais rien n’empêche que la Bible ne contienne des erreurs de fait… »

Ou en d’autres termes : le littéralisme est la vérité de l’islam, alors qu’il est une déviation du christianisme (c’est aussi un argument utilisé par des chrétiens pour empêcher la mise en parallèle des violences bibliques et coraniques).

 

Scribes ou écrivains ?

Je n’ai jamais vraiment lu le Coran, et je connais trop peu l’histoire de l’islam pour savoir ce qu’il en est du statut de ce texte dans les différentes traditions religieuses qui s’en réclament. Je suppose d’ailleurs que l’une des difficultés du problème tient à la diversité qui caractérise cette religion, et à l’absence de magistère, j’y reviendrai. Le catholicisme ne souffre pas de ce désavantage, et la structuration institutionnelle de l’Église romaine rend plus facile de déterminer le statut de ses Écritures saintes. Or ce statut a notamment été fixé lors du concile Vatican I, dans la constitution Dei Filius (1870), puis explicité par l’encyclique de Léon XIII Providentissimus Deus (1893).

Que disent ces textes ? À peu près le contraire de Rémi Brague, et ils invalident la distinction dont nous sommes partis : l’Ancien et le Nouveau Testament ont bien « Dieu pour auteur », et ils ont été non seulement inspirés, mais écrits « sous la dictée de l’Esprit saint » (et comme on sait, l’Esprit saint n’est autre que Dieu lui-même).

Léon XIII en tire cette conséquence remarquable : « On ne doit donc presque en rien se préoccuper de ce que l’Esprit saint ait pris des hommes comme des instruments pour écrire, comme si quelque opinion fausse pouvait être émise non pas certes par le premier auteur, mais par les écrivains inspirés. En effet, lui-même les a, par sa vertu, excités à écrire, lui-même les a assistés tandis qu’ils écrivaient, de telle sorte qu’ils concevaient exactement, qu’ils voulaient rapporter fidèlement et qu’ils exprimaient avec une vérité infaillible tout ce qu’il leur ordonnait et seulement ce qu’il leur ordonnait d’écrire ». Et il précise, pour ceux qui chercheraient là une échappatoire, que cette infaillibilité ne s’étend pas seulement « aux vérités concernant la foi et les mœurs ».

Bref, le rédacteur biblique n’est pour lui qu’un scribe et moins qu’un scribe : un « instrument pour écrire ». Un musulman caractériserait-il d’une manière aussi dépréciative le rapport de Mahomet à son Dieu dans la révélation du Coran ? Rémi Brague en tout cas ne va pas jusque là. Alors de deux choses l’une : soit Léon XIII, à savoir l’un des plus importants papes du XIXe siècle, n’a pas compris le christianisme, soit l’on ne peut pas dire tout simplement que dans le christianisme (et n’évoquons même pas le fondamentalisme protestant), la Bible n’est pas considérée comme un texte sans erreur parce qu’écrit sous la dictée de Dieu.

 

Assumer son engagement théologique

Entendons-nous bien : on peut bien sûr, en tant que chrétien ou en tant que théologien, contester cette appréciation du pape Léon XIII, et donner une autre interprétation du « sous la dictée de l’esprit saint » du concile Vatican I. C’est en gros ce que feront, sans le dire et au contraire en célébrant l’encyclique de 1893, Pie XII cinquante ans plus tard (Divino Afflante Spiritu (1943), puis le concile Vatican II dans sa constitution Dei Verbum (1965). On peut donc, finalement, et sous l’influence de ce dernier texte, adopter la thèse de Rémi Brague sur l’inspiration et sa différence d’avec la dictée. On le peut et, me semble-t-il, on a de bonnes raisons de le faire, non pas pour accorder le catholicisme au monde contemporain, mais parce qu’il est davantage chrétien de concevoir les Écritures de cette manière, en s’appuyant sur ce qu’est en matériellement la Bible, d’une part, et sur la conception chrétienne de la vérité et de son rapport à l’histoire.

Toutefois, ce qu’on ne peut pas faire, c’est adopter cette thèse sur le statut des Écritures bibliques comme si elle était évidente et ne relevait pas d’une élaboration et d’une prise de position théologiques. On ne peut pas tout simplement considérer le fondamentalisme de Léon XIII (comment appeler autrement sa doctrine de la Bible, selon nos critères contemporains ?) comme une déviation accidentelle, d’abord parce qu’il est toujours compliqué (pas impossible) de considérer du point de vue catholique un pape comme déviant, ensuite parce qu’en l’occurrence Léon XIII n’a pas été explicitement désavoué par ses successeurs, ni par le deuxième concile du Vatican, et enfin parce qu’il insiste dans son encyclique sur sa propre continuité avec la tradition théologique chrétienne.

En d’autres termes, peut-être le littéralisme, comme le pense Rémi Brague et comme on peut je l’espère lui accorder, n’est-il pas fidèle au contenu de la Bible ni à la théologie chrétienne. Mais une telle position ne va pas de soi, et aurait été contestée par la plupart des catholiques au tournant du XXe siècle, et encore jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. La fraude consiste à faire croire qu’il s’agit là d’une simple description de ce qu’est la Bible dans le christianisme. En réalité, il s’agit d’une prise de position théologique, c’est-à-dire d’une prescription quant à ce que doit être la Bible. Cette prescription est peut-être majoritaire aujourd’hui dans la catholicisme, mais elle ne saurait être tenue sans discussion pour une simple description de l’essence du rapport chrétien à la Bible.

 

 

Une responsabilité théologique des non-musulmans ?

Encore une fois, je ne sais pas ce qu’il en est exactement aujourd’hui du Coran dans l’islam, ni ce qu’il en a été au cours de son histoire. Toutefois je ne vois pas pourquoi un débat théologique sur la nature du Coran, et le rapport entre son ou ses rédacteur(s) et son auteur divin, n’aurait pas lieu, exactement comme il a eu lieu et continue d’avoir lieu dans le christianisme. Il a d’ailleurs probablement déjà eu lieu, lors du débat dans les premiers temps de l’islam, entre les partisans du Coran « créé » et « incréé ».

Il peut de nouveau avoir lieu, sous d’autres formes et à l’aide d’autres concepts que ceux-ci, ou que les concepts chrétiens d’inspiration et d’incarnation. Car aucun texte, pas même le Coran, ne peut en lui-même prescrire une lecture littérale. Ce serait contradictoire : quand bien même une sourate du Coran demanderait à ce qu’il soit lu sans interprétation, cette prescription supposerait encore qu’on se soit mis d’accord avant pour interpréter la sourate littéralement.

Autrement dit, la prescription théologique prime toujours d’une certaine manière le contenu du texte, même si évidemment le texte influence en retour la prescription théologique. Dans le cas du magistère catholique, c’est évident. Dans le cas de l’islam, ça l’est moins puisque c’est le Coran lui-même qui semble constituer l’islam comme religion. Mais en réalité le Coran existe-t-il indépendamment des discours tissés autour de lui ? Tous ces discours n’ont pas le même poids, évidemment. Ceux des non-musulmans ne pèsent pas au même degré que celui de tel savant islamique.

 

Cependant, même s’ils ne pesaient qu’à un infime degré, cela suffirait à dire que ceux qui prétendent décrire le statut du Coran en affirmant qu’il est tombé du ciel, contribuent, serait-ce de manière infime, à prescrire pour lui un tel statut. Cela suffirait à nous donner, à nous tous qui voulons parler de l’islam, une responsabilité théologique pour l’islam, et devrait peut-être d’abord nous inciter à en dire un peu moins.